La complexité de l’établissement du préjudice d’établissement


  • La difficulté d’établir le préjudice d’établissement en cas d’incertitude précédant l'accident.

    Le préjudice d’établissement, indemnisant la victime de sa perte de faculté de mener à bien un projet familial, est une notion complexe, car influencée tant par des données psychologiques que sociologiques.

    Cette complexité rend bien souvent la preuve de son existence difficile à apporter pour les victimes d’accident, notamment lorsqu’un accident impacte un couple déjà formé, se mêlant aux nombreuses causes qui peuvent fragiliser en temps normal un projet familial.  

    Les faits et la procédure :

    Un homme marié et père de trois enfants est victime d’un accident du travail lui faisant subir notamment un fort retentissement psychique.

    Sollicitant son indemnisation devant le juge, il sollicite notamment la reconnaissance d’un préjudice d’établissement.

    Il considère en effet qu’en raison des séquelles causées par l’accident, sa situation au sein de la structure familiale s’est dégradée, au point de créer une rupture au sein de son couple.

    Il souligne également que l’accident l’a rendu incapable d’avoir un nouvel enfant avec son épouse, contribuant d’autant plus à leur désunion.

    La Cour d’appel rejette sa demande selon la motivation suivante :

    « 1.6 Sur le préjudice d’établissement

    Il consiste en la perte d’espoir et de chance normale de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap.

    Au cas particulier, il convient de relever que l’appelant avait fondé une famille puisqu’il était marié et père de trois enfants au moment de l’accident du travail, dès lors, le préjudice d’établissement qu’il allègue n’est pas établi »

    La victime, estimant que les juges ne motivaient pas suffisamment leur refus, s’est donc pourvue en cassation, faisant valoir qu'en statuant ainsi, sans rechercher si, du fait de l'accident, la situation et le rôle de la victime au sein de la structure familiale ne s'était pas dégradée au point de créer une rupture entre les époux et si, en conséquence, il n'y avait pas eu perte de chance pour la victime de réaliser un nouveau projet de vie familiale, la cour d'appel a méconnu le principe de la réparation intégrale des préjudices.

    La Cour de cassation devait donc répondre à la question suivante :

    Le juge peut-il rejeter la demande de reconnaissance d’un préjudice d’établissement au seul motif que la victime était déjà mariée et père de trois enfants lors de la survenue du fait générateur ?

    La réponse de la Cour de cassation :

    Par un arrêt du 29 février 2024 (https://www.courdecassation.fr) la Cour de cassation rejette le pourvoi de la victime, répondant négativement à la question qui lui était posée :

    "3. Le préjudice d'établissement répare la perte de la faculté de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité d'un handicap.

    4. Ayant relevé, par motifs propres et adoptés, que la victime avait fondé une famille puisqu'elle était mariée et père de trois enfants, et que si son épouse faisait état de leur souhait d'accueillir un quatrième enfant, il résultait de son attestation qu'une incertitude pesait dès avant l'accident sur la faisabilité de ce projet, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, en a exactement déduit que le préjudice allégué n'était pas établi.
     »

    Confirmant la décision du juge d’appel, la Cour de cassation rappelle que ce dernier n’avait pas l’obligation de rentrer dans les détails de l’argumentaire de la victime quant à son préjudice allégué.

    Elle prend pour autant la peine d’apporter un argument supplémentaire au soutien de la position de la Cour d’appel : l’impossibilité d’avoir un quatrième enfant mise en avant par la victime devait être tempérée, compte tenu de l’incertitude que son épouse ressentait avant même l’accident quant à ce projet.

    Il est possible d’en déduire que si la Cour de cassation n’estime pas l’arrêt d’appel insuffisant au point de justifier une cassation, elle encourage malgré tout les juges à faire preuve de davantage de précision lors de l’exposé de leurs motifs.

    Cette position est ainsi cohérente avec la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation, laquelle estime que le seul fait qu’une personne ait déjà fondé une famille ne l’empêche pas  de se prévaloir d’un préjudice d’établissement, dès lors qu’elle en justifie l’existence.

    En l’espèce, c’est bien un manque d’éléments justificatifs, et notamment l’incertitude antérieure de son épouse, et non le seul fait que l’accidenté avait déjà une famille, qui a conduit au rejet de sa demande.

    Cette décision défavorable permet de rappeler que si le préjudice d’établissement peut être reconnu dans une grande diversité de situations, il n’en est pas pour autant un préjudice systématiquement indemnisé, et doit être étayé et établi dans le contexte de vie de la victime.

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